le projet de loi de transformation de la fonction publique a été adopté en première lecture par l’Assemblée nationale le mardi 8 mai 2019. En ce mois de juin, le Sénat poursuit l’examen de ce projet de loi. La Fonction publique est en danger ! Vous trouverez ci-dessous l’intervention de Nicole MEDJIGBODO lors de l’AG des retraité-e-s le 14 juin.
Introduction
Le site du journal gratuit 20 minutes.fr titrait le 2 février 2018 : Les fonctionnaires doivent-ils travailler comme dans une entreprise privée ?
Élargissant la question, l’article précisait : le président de la République veut réformer la Fonction publique sur le modèle du privé... Selon le chef de l’État, « il faut avoir une souplesse de gestion » pour les fonctionnaires, pour que l’État puisse « se réorganiser plus vite comme le font les entreprises ». Même tonalité chez le premier ministre, Edouard Philippe, qui, à la même période, juge nécessaire « d’adapter » et « d’assouplir » la Fonction publique, via l’idée inédite d’un « plan de départs volontaires ».
Cette même année 2018 est sorti, dans une indifférence quasi générale, à l’heure où l’affaire Bénalla focalisait l’attention des Français, des journalistes et des organisations politiques, le rapport CAP 22, véritable feuille de route pour le reste du quinquennat. C’est le syndicat Solidaires-Finances publiques qui a publié intégralement ce rapport du Comité Action Publique 2022 ou Comité des Missions et de la dépense publique, le 20 juillet 2018 [152 pages, dont 39 d’annexes]. Il avait été commandé par le premier ministre à l’automne 2017 à un comité constitué de 43 membres, majoritairement entrepreneurs, consultants, banquiers, hauts fonctionnaires, économistes, directeurs d’associations, avec à sa tête trois présidents, dont le directeur de Sciences Po. Longtemps maintenu secret, il a pour titre « Service Public » et pour sous-titre : « Se réinventer pour mieux servir. Nos 22 propositions pour changer de modèle ». Les mesures qu’il contient ont pour objectif de permettre de réaliser, d’ici 2022, une trentaine de milliards d’euros d’économies. Au préalable, au nombre de ses douze convictions déclarées, et arguant du fait que « la dépense publique n’est pas soutenable », deux postulats sont mis en exergue :
– Améliorer le service public tout en faisant des économies substantielles est possible.
– Une transformation radicale est la seule manière d’y parvenir.
Ces préconisations se situent dans le droit fil du programme du candidat Macron : il s’était notamment engagé à supprimer 120.000 postes de fonctionnaires et à économiser 15 milliards d’euros sur le fonctionnement de l’Assurance Maladie. Ces objectifs à atteindre se sont traduits récemment, en dépit des dénonciations et des luttes de la majorité des organisations syndicales, par l’annonce d’un projet de loi dit de la transformation de la Fonction publique. Ces attaques désormais frontales - sous l’appellation « d’assouplissement », de « réorganisation », « d’adaptation » - ne sont pas nouvelles. Cela fait très longtemps que le secteur public s’inspire du privé. Depuis plus de trente ans, on entend parler de NPM (New Public Management / Nouveau Management Public ou NMP : dans ce cadre, les évaluations individuelles, les objectifs chiffrés ou encore les primes au mérite ont déjà été introduits à une vaste échelle.
Le New Public Management ou l’Ère du « Management »
Tout d’abord, quelques précisions de vocabulaire : le verbe « to manage » (en anglais : diriger, gérer) a pour origine un mot français du 15e siècle mesnager c’est-à-dire tenir en main les rênes d’un cheval, sens d’où dérivera soumettre à l’autorité. Le terme management, accepté par l’Académie française en 1973 à condition d’adopter la prononciation française, désigne alors « une pratique, un savoir-faire, un ensemble de méthodes associés à une organisation du travail et des relations humaines », et par métonymie, « l’ensemble du personnel responsable d’une entreprise ou d’une organisation (cadres, dirigeants, gestionnaires) ». Le terme gestion est alors réservé aux « techniques souvent quantitatives des affaires ayant pour objectif l’efficacité ou l’efficience ». Cette distinction est une des raisons de conserver l’expression NPM plutôt que Nouvelle Gestion Publique utilisé dans certaines publications.
La seconde raison, c’est que contrairement à une idée reçue et propagée dans les cercles entrepreneuriaux, le NPM ne consiste pas en un choix technique, de bon sens, sans aucune trace d’idéologie. Le concept, né aux États-Unis, à la fin des années 70, est l’expression de la théorie économique néo-libérale défendue par l’École de Chicago (Milton Friedman) et par James McGill Buchanan (Public Choice Theory). C’est la réponse du capitalisme confronté à la crise financière du début des années 80, caractérisée par un important déficit public et par un endettement élevé : en blâma nt une bureaucratie « lourde et sclérosée », l’idéologie néo-libérale vise à introduire une logique et une culture de marché dans le secteur public et la croyance dans la supériorité du secteur privé. Au nom de l’efficacité, l’accent est alors mis sur la simplification des procédures utilisées dans l’administration publique : polyvalence des agents de l’État, multiplication des procédés de gestion privée dans l’administration publique (concessions et délégations de service public, partenariats public-privé). Autrement dit, l’État se fait entrepreneur, en confiant des missions spéciales à des agences ou à des organismes privés spéciaux. C’est dans le droit fil des méthodes d’organisation et de réorganisation interne des multinationales américaines. Ces mécanismes sont conçus par des cabinets privés multinationaux de consultants [4 géants mondiaux, les « Big Four » : Deloitte (USA), PWC (UK), Ernst & Young (UK) et KPMG (Pays-Bas)]. A titre d’exemple en France, le cas de la RGPP, Révision générale des politiques publiques, mise en place en 2007, devenue en 2012 la MAP, Modernisation de l’action publique : entre 2006 et 2012, 114,37 millions d’euros ont été déboursés en prestations de conseil à de grands cabinets internationaux, surtout américains. Les hauts fonctionnaires et les agents de l’Etat accusés d’archaïsme se trouvent marginalisés au profit de consultants privés issus d’écoles de commerce.
On peut donc légitimement dire que le postulat de base du NPM est que les méthodes de management du secteur privé, supérieures à celles du secteur public, peuvent lui être transposées. Le secteur public est jugé inefficace, rigide, coûteux, non innovant, et ayant une hiérarchie trop centralisée. Dès lors, pour le perfectionner, il est nécessaire d’accroître les marges de manœuvre des gestionnaires pour leur permettre de répondre, au moindre coût, aux attentes des citoyens. Ces derniers sont désormais assimilés à des clients (logique consumériste), tandis que les administrateurs deviennent de véritables managers. Dans l’administration conçue par le NPM, la priorité est dans l’atteinte des résultats, dans la satisfaction du client, l’organisation est décentralisée avec délégation de compétences, l’exécution des tâches repose sur l’autonomie, le recrutement est fait par contrat, l’avancement se fait au mérite, le contrôle repose sur des indicateurs de performance et le budget est axé sur les objectifs.
On a pu dire que depuis deux décennies, le NPM, qui a succédé à de nombreuses tentatives de « modernisation » dans les années 60 abandonnées par la suite, est ainsi devenu un modèle universel, global, de réforme dans la gestion du secteur public. Sous l’égide de la Banque Mondiale, du FMI, de l’OMC, de la Banque Africaine de Développement, du PNUD, de l’OCDE, de l’UE, tous avocats des "réformes NPM", la majorité des Etats européens, le Canada, les USA, la Nouvelle-Zélande, l’Australie, des Etats Africains, asiatiques et sud-américains ont adopté ce « modèle », non sans susciter dénonciations et luttes de la part de ceux qui y sont soumis.
Illustration : le Royaume-Uni
Pour Margaret Thatcher, portée au gouvernement à partir de 1975 et jusqu’en 1990, confrontée à l’inflation élevée, au chômage en hausse, aux demandes « excessives » par les syndicats d’augmentations de salaires, et forcée d’avoir recours à un emprunt auprès du FMI, il s’agissait de démanteler les dispositions politiques mises en place en Grande-Bretagne après 1945, auxquelles avaient adhéré les gouvernements travaillistes aussi bien que conservateurs : nombreux services et industries régis par l’Etat et financés par les impôts, impôts élevés pour les plus riches afin de faciliter la redistribution des richesses, réduction des inégalités, collaboration avec les syndicats, université gratuite, sécurité sociale gratuite (NHS) « du berceau à la tombe ».
Pour ce faire, elle va mener une véritable contre-attaque idéologique, avec l’émergence d’une Nouvelle Droite (dont Ronald Reagan est le chef de file aux USA), qui dénonce trop de contrôle de la part de l’État, un secteur public inefficace, une culture anti-business et anti-entreprise, hostile à la compétition, à la recherche du profit et à la création de richesses, et qui se réclame d’un « conservatisme combattif ». A partir de 1979, son programme fondé sur le NPM va consister dans la réduction des dépenses et des effectifs du secteur public et à l’abolition de ce qu’elle appelle les « privilèges de la Fonction publique » : les maux de la société sont en effet imputables, non seulement au « trop d’État », mais surtout aux hauts fonctionnaires qui jouent un rôle décisif auprès des ministres.
Il faut rappeler que la conception et l’organisation britannique du service public et de la Fonction publique diffèrent largement de la conception française : seuls les agents travaillant pour les ministères ou leurs agences exécutives sont fonctionnaires (civil servants) ; ils représentent 10% des agents publics, sont majoritairement des hauts fonctionnaires (Senior civil servants), jusqu’à récemment issus des universités (en particulier Oxford et Cambridge) et pour lesquels il n’existait pas de Code de la Fonction Publique (depuis 1996, Civil Service Management Code). La majorité des agents publics (public servants) sont employés sur une base contractuelle et soumis à la législation du travail de droit commun et le plus souvent de droit privé.
Par conséquent pour mener à bien sa politique, M Thatcher mit en place l’Efficiency Unit (Comité pour l’efficacité de l’administration) chargé d’étudier dans tous les services, de quelle manière réduire les dépenses : seuls les experts extérieurs à l’administration ayant fait leurs preuves dans le secteur privé sont jugés dignes de confiance. A la fin des années 80, comme les résultats escomptés ne se sont pas produits (réduction des effectifs relativement minimes), elle entreprend, sur la base du programme NEXT STEPS, un double processus de privatisation : ouverture du recrutement au privé pour les emplois de direction dans les agences et les ministères ; fin des rémunérations qui correspondent au niveau hiérarchique. Ces réformes s’appuient donc sur l’idée que la précarité de l’emploi et la rémunération liée à la performance constituent les moyens d’inciter les agents publics à travailler mieux et à augmenter leur rendement ; la liberté de recrutement permet de choisir le plus apte et le plus motivé, et finalement l’administration doit gérer les ressources humaines de la même manière qu’un entrepreneur privé. Il s’agit bien là d’une atteinte aux principes fondamentaux de permanence de l’emploi, de recrutement au mérite, d’impersonnalité des règles régissant les carrières, de neutralité et d’impartialité des agents.
L’inquiétant rapport CAP 22
Les réformes préconisées de l’action publique répondent, nous l’avons vu, à la conception néolibérale, avec pour projet de « restreindre le périmètre de l’action étatique ». Au nom de la rentabilité et de l’efficacité, la culture gestionnaire prime sur les réformes nationales. Les acteurs, qu’il s’agisse des fonctionnaires ou des usagers, sont mobilisés comme des entrepreneurs : dans le modèle du NPM mis en pratique par Reagan et Thatcher, les problèmes de moyens deviennent des problèmes d’organisation. Les agents publics deviennent « managers » ; nous encourageons, dit le rapport, « un modèle dans lequel l’innovation, la prise de risque seront valorisés, encouragés, soutenus ». Le leitmotiv est le suivant : faire mieux en dépensant moins.
Il suggère des réformes dans le domaine des fonctionnaires, de la santé, des prestations sociales, de la justice, de l’éducation, des transports, de la fiscalité, du logement, de l’emploi, en vue de « bâtir un nouveau contrat social ». La transformation passe par une évaluation régulière des services, afin de vérifier leur « efficacité » (proposition 20). Une grande partie des économies à effectuer pèse sur les fonctionnaires ; il s’agit notamment de passer d’un « pilotage des effectifs à un pilotage par masse salariale ». Pour en arriver là, il faut remettre en question les règles de l’avancement. Il est donc préconisé « d’assouplir le statut pour offrir la possibilité d’évolutions différenciées, notamment des rémunérations » et « d’élargir le recours au contrat de droit privé comme voie normale d’accès à certaines fonctions du service public ».
En ce qui concerne l’École, le rapport a pour objectifs de « réduire les inégalités » et de « placer la France dans les dix meilleurs systèmes éducatifs mondiaux ». Il est surtout question des enseignants plus que de l’enseignement. Là encore ressurgit la logique managériale du rapport : les établissements seront évalués afin d’être responsabilisés, et les chefs d’établissement auront davantage de « liberté » afin de constituer leur équipe pédagogique. Un nouveau corps d’enseignants, recrutés sur la base du volontariat, est envisagé ; ce corps pourra « se substituer progressivement à celui de professeur certifié ». A terme, plus de flexibilité pour ce nouveau corps et une mise sous pression des professeurs recrutés par voie classique. Là encore, le numérique occupe une grande place, puisqu’il « constitue une solution temporaire pour assurer des formations de remplacement en cas d’absence d’un enseignant ».
Concernant les hôpitaux, le rapport part du principe que l’on peut obtenir de meilleurs résultats sans donner davantage de moyens et qu’au contraire des économies sont possibles ; il postule que bien soigner en allant plus vite n’est pas contradictoire, en témoigne le développement suggéré du recours à la médecine ambulatoire. Faire payer directement l’usage de certains services publics deviendrait de plus en plus fréquent : par exemple l’instauration d’un péage urbain est proposée dans les métropoles et sera modulé en fonction du niveau de pollution de la voiture.
En Europe, le pays qui est allé le plus loin dans cette dynamique de gestion managériale est la Suède. Il est passé d’un système étatique centralisé à une décentralisation totale, pour faire du personnel éducatif par exemple des employés communaux. Le pays est pointé du doigt par l’OCDE qui a noté la faiblesse du niveau des élèves. Avec la destruction du statut des enseignants, la Suède fait face à une crise du recrutement de grande ampleur, ce qui le contraint à se tourner vers des personnels moins qualifiés. Dans un rapport de l’OCDE, Improving Schools in Sweden, il est suggéré un retour vers le national pour mettre en place une stratégie d’amélioration du système scolaire allant à l’encontre des réformes entreprises depuis les années 90...
C’est pourtant dans cette direction que s’oriente le gouvernement français, plusieurs années après des pays qui ont fait les frais de ces réformes et cette doxa managériale façonne très largement les orientations et traités communautaires. Le socle en est la LOLF, loi organique relative aux lois de finances, votée en 2001, qui a introduit la notion de performance dans la fonction publique, afin de « faire passer l’Etat d’une culture de moyens à une culture de résultats ». Chaque programme budgété possède une « stratégie », des « objectifs » et des « indicateurs de performance quantifiés ». Cette loi organique, supérieure à toute autre loi ordinaire, s’applique à toute administration depuis 2006 : elle instaure des projets annuels de performance (PAF) ; l’évaluation se fait l’année suivante dans les rapports annuels de performance (RAP). Il en est ainsi de la loi organique relative aux lois de financement de la Sécurité sociale qui a introduit la démarche objectfs-résultats dans les comptes de l’institution.
On peut dégager, en guise de conclusion, des éléments de réflexion qui dépassent le propos de cette étude, en ce qu’ils touchent à la survie même du capitalisme :
D’abord économiquement, le marché a besoin, pour fonctionner dans des conditions optimales, d’institutions assurant un certain ordre, en faisant respecter les règles qui régissent les échanges économiques. Dans la logique néolibérale, le désengagement de la puissance publique pour libérer le marché apparaît comme le seul procédé pour que les États, qui sont eux-mêmes en concurrence, puissent attirer les capitaux et l’épargne. N’est-il pas néanmoins nécessaire au capitalisme que L’État conserve un certain rôle qu’il appartient à l’administration de mettre en œuvre ? La mise en œuvre du NPM n’entre-t-elle pas en contradiction avec ces impératifs ?
Sur le plan politique, le démantèlement de l’appareil administratif de l’État, la "privatisation" des fonctionnaires et des entreprises publiques ne risquent-ils pas de remettre en cause l’existence même de l’État, en tant que forme d’organisation sociale ? La volonté affirmée au Royaume-Uni, et dans une moindre mesure en France, de voir disparaître l’État-providence réduit l’État à ses fonctions régaliennes, mais ne suffit pas cependant à redéfinir ce que doit être l’État. On peut alors s’interroger sur les mesures mises en œuvre par le NPM et le CAP 22 : que restera-t-il de l’État, dont l’exercice sera d’abord réduit à ses seules fonctions régaliennes, s’il arrivait que ces dernières, à leur tour, ne soient plus assurées par les serviteurs de l’État et que, de plus en plus, le secteur privé soit alors en charge de la perception des impôts, de la justice, de la défense et des affaires étrangères ?
Nicole MEDJIGBODO