15 jours après les attentats des 7, 8 et 9 janvier, il est temps pour nous, enseignants et représentants syndicaux, de mettre fin à l’état de sidération qui tendrait à nous empêcher de nous emparer des questions de société soulevées par ces attentats.
Ceci nous semble d’autant plus urgent que les commentaires et condamnations à l’égard de l’Ecole et de nos élèves ont été trop nombreux sans tenir compte de la réalité de ce que signifie enseigner dans une société démocratique.
Madame la Ministre affirmait notamment le 14 janvier que « Même là où il n ?y a pas eu d ?incidents, il y a eu de trop nombreux questionnements de la part des élèves. ». Pourquoi les questionnements seraient-ils trop nombreux alors qu’ils démontrent avant tout que les élèves ont exprimé leur besoin d’explication , de clarification face à la fièvre médiatique qui rendait toute réflexion difficile ? N’est-ce pas au contraire un gage que ces élèves sont parties prenantes du débat démocratique et que leurs questionnements les poussent à se tourner vers leur seul relais républicain, l’Ecole. Devrions-nous leur fermer la porte au nez, parce que « ces questions nous sont insupportables, surtout lorsqu ?on les entend à l ?école, qui est chargée de transmettre des valeurs » ?
Bien au contraire, nous pensons que c’est là une opportunité exceptionnelle de pouvoir construire avec nos élèves une réflexion qui leur permette de se sentir des acteurs à part entière de la société, qu’ils comprennent pourquoi dans ce contexte les valeurs universelles de liberté, d’égalité et de fraternité prennent tout leur sens.
Depuis 15 jours, l’Ecole et donc ceux qui la font vivre, enseignants et élèves, sont pointés du doigt. Il est donc temps que les acteurs de l’Ecole aient leur mot à dire.
L’ Ecole aurait failli, n’aurait pas su construire la conscience humaine des assassins, elle aurait toléré que des élèves n’ observent pas la minute de silence instituée le 8 janvier ?
Notre métier est un métier de pédagogue et non de commentateur, le temps de l’Ecole, n’est pas le temps médiatique. Les enseignants doivent déconstruire leurs savoirs avant de pouvoir transmettre des notions, des connaissances et des valeurs à leurs élèves. Le temps de la réflexion ne peut se faire dans l’immédiat, plus encore lorsqu’il s’agit de travailler autour d’événements qui suscitent des émotions intenses et variées au sein de la société et pour chacun.
La minute de silence instaurée le lendemain même du premier attentat n’a pas pu être précédée du temps de réflexion et d’explication nécessaires pour que ce moment ne soit pas vécu par des jeunes gens de 10 à 17 ans comme une injonction à l’émotion mais comme un hommage à nos concitoyens assassinés.
Ne pouvons-nous pas simplement tenir compte de la réalité du temps pédagogique, et des besoins de jeunes gens en train de construire leurs savoirs et leur compréhension du monde qui les entoure ?
Dans la construction des savoirs et donc de la compréhension des phénomènes, l’élève doit être acteur et non un récepteur sans réflexion. Nos élèves ont dit, comme cela arrive souvent, ce qui les questionne et parfois contredit la parole institutionnelle. Chez les élèves comme chez les adultes durant cette période l’émotion a souvent précédé toute réflexion. Le travail des enseignants a consisté alors à guider cette réflexion en classe afin de mettre en perspective toutes les questions soulevées et les relier avec les valeurs, les notions, les connaissances historiques, littéraires et scientifiques qu’ils acquièrent peu à peu. Tout cela demande du temps.
L’Ecole doit permettre aux élèves d’acquérir des connaissances émancipatrices pour devenir des citoyens à part entière. Si l’Ecole doit se questionner sur les échecs que mettent en évidence les assassinats de nos concitoyens par des concitoyens, c’est avec les institutions républicaines dans leur ensemble.
Le monde enseignant, avec sa représentation syndicale, alerte régulièrement, trop aux dires de certains, les pouvoirs publics et la société sur les moyens humains, matériels et temporels qui lui sont nécessaires pour effectuer ce travail de transmission et de mise en perspective qui pourra permettre à nos élèves de devenir des citoyens en pleine possession de leur autonomie intellectuelle, et à même de contribuer à construire une société toujours plus respectueuse des valeurs héritées de la Révolution française : liberté, égalité, fraternité.
Refuser tout débat, sous prétexte d’une unité nationale qui se justifierait par un sentiment de menace serait l’inverse de ce que nécessite la menace la plus profonde pour nos valeurs : la dislocation du lien social et l’absence de toute réflexion politique au sens propre du terme.
Nos élèves n’ont pas à se sentir "Charlie", ils ont à donner du sens, assimiler les valeurs humanistes et universelles qui fondent notre société. Nos élèves et nous mêmes faisons partie d’un tout, la société française, qui permet une mise en commun de nos divergences, de nos oppositions, de nos différences avec cependant un objectif commun, permettre que cette mise en commun puisse perdurer et qu’elle dessine des contours qui visent à respecter la dignité humaine de chacun.